Laudatio du Prix Jean Dumur 2020

Richard Werly

Remise du Prix Jean Dumur 2020 à Richard Werly, journaliste, Le Temps. 
Laudatio prononcée par Alain Jeannet, le 20 novembre, lors des Assises presse et démocratie organisées online du Club Suisse de la Presse, à Genève

Cher Richard,

Tu es, tu le sais, une source inépuisable d’anecdotes au sein de la profession. Tu es aussi un livre des records à toi tout seul. On tape Werly dans Google et des milliers d’articles déferlent qui racontent les basculements du monde depuis 30 ans. Tu les a, pour la plupart, couverts en première ligne.

Cette soif de raconter l’histoire en train de se faire, cette énergie qui te caractérise, ce fut et c’est encore pour tes chefs, un effort quotidien de canalisation de matière journalistique.

Pardonne-moi, en préambule, cette incursion dans les cuisines du Temps où se mitonnent les menus rédactionnels jour après jour. Au briefing: « 5'000 signes pour Richard… » Juste avant le bouclage, tu en envoies 10 ou 12'000 accompagnés d’une interview d’expert en sus. Et le plus souvent tu proposes encore un commentaire: « Si vous avez encore un peu de place dans les pages, je l’envoie dans cinq ou dix minutes… »

Werly l’envahisseur, le bulldozer dont tous admirent les immenses talents. L’homme qui tape plus vite que son ombre. Richard le boulimique qui pourtant jamais ne prend un kilo. Le camarade généreux, toujours prêt à partager son inépuisable carnet d’adresses.

Tu t’en doutes, ce n’est pas d’abord ta productivité phénoménale que les membres du Jury aimeraient distinguer aujourd’hui même si elle reste un motif de sidération pour ceux qui t’ont côtoyé. De manière exemplaire, tu portes les valeurs de ce Prix: l’audace, l’indépendance d’esprit et la rigueur. 

Tu incarnes ce que les correspondants ont d’essentiel, alors que beaucoup de médias ferment leurs bureaux à l’étranger et coupent dans les budgets reportage. Et c’est le message que nous voulons envoyer, nous les Amis de Jean Dumur. A l’heure des fake news, il est plus important que jamais de pouvoir appréhender l’actualité sans filtre aucun. Et pour cela, il faut encore et toujours retourner sur le terrain, sillonner le pays profond comme tu l’as fait en France, dans une série d’articles saisissants au début de la crise: « Voyage aux frontières de la pandémie »

Nous avons beaucoup débattu de ta polyvalence. C’est la première qualité du correspondant et tu en es l’incarnation parfaite. A ta maîtrise du reportage, tu allies l’art du portrait, celui de l’interview avec, comme constante, une grande attention apportée à l’écriture - tu es, tu restes, un homme de l’écrit. 

L’éditorial et la prise de distance analytique est une autre de tes forces. Marc Allgöwer, ton chef de rubrique actuel, me disait l’autre jour : «Richard, c’est à la fois une agence de presse et un think tank. » Bien vu !

L’humilité. Pour toi, le journalisme, c’est d’abord décrypter l’actualité avec le plus de clarté possible. Sans chercher à tout prix le pas de côté. 

L’œcuménisme… Excuse ce mot connoté. Tu es un fervent défenseur du journalisme classique. Mais tu manifestes dans le même temps beaucoup de respect pour les autres formes du métier: le data journalism et le journalisme d’investigation, par exemple. Ils ne correspondent pas à ton ADN, mais tu reconnais leur caractère indispensable à la démocratie. 

Je t’ai demandé si tu étais, toi qui devrais déménager aux Etats-Unis en mai prochain, après le tour de chauffe des présidentielles, je t’ai demandé si tu nourrissais un sentiment anti-américain. 

Tu m’as répondu que tu n’étais pas, par nature, un « anti ». Si ce n’est justement, en matière de journalisme: là tu es un anti-certitudes. Tu n’aimes pas les gourous, leurs vérités toutes faites, leur intolérance. Tu as par ailleurs en horreur l’omniprésence des communicants, toujours plus nombreux, alors que fondent les effectifs des rédactions. Encore une fois : tu estimes essentiel de pouvoir exercer le métier sans filtre !

Et l’expérience. Une rédaction qui rate le mélange des générations perd en vitalité. La fraîcheur du regard des plus jeunes reste le meilleur antidote au cynisme. Mais la mémoire des plus anciens est l’ingrédient indispensable à la mise en perspective historique des nouvelles du jour. 

« Dinosaure… Je suis, un peu, un dinosaure ». Tu répètes volontiers cette phrase. Avec un zeste d’ironie, mais surtout beaucoup de sérieux. Si c’est ça, être un dinosaure, alors nous sommes fiers de récompenser ce dinosaure qui est l’un des meilleurs journalistes du moment et qui va sans aucun doute le rester longtemps.

Quelques repères biographiques, maintenant, qui nous aident à mieux te connaitre, toi qui t’intéresses beaucoup aux autres, mais qui parles peu de toi-même. Né à Neuilly-sur-Seine en 1966, tu es le fils unique d’un couple franco-suisse. Père cadre chez Nestlé puis chef d’entreprise décédé quand tu avais huit ans. Mère devenue antiquaire dans la Nièvre, où tu as fait tes écoles avant d’entrer à la Sorbonne puis à Science Po. Stagiaire au journal La Croix à vingt ans à peine. Puis reporter à l’hebdomadaire La Vie. Service national dans un camp de réfugiés en Thaïlande. Avant de devenir correspondant en Asie du Sud-est pour Le Journal de Genève et la RTS, basé à Bangkok, où vit ton fils de 30 ans ainsi que ta compagne. L’Asie, ta région de cœur.

Tu as passé plus de la moitié de ta vie d’adulte comme correspondant aux quatre coins du monde, mais depuis toujours, tu gardes un pied professionnel en France et l’autre en Suisse. C’est d’ailleurs pour le Temps, alors dirigé par Eric Hoesli, et le quotidien «Libération» que tu t’installes à Tokyo en 2000. Le même Eric Hoesli qui dit de toi : «Dans cette époque troublée et parfois inquiétante, quand tant d’acteurs de la scène politique ou médiatique cèdent face à la complexité du monde pour lui préférer des versions simplifiées, simplistes ou moralisantes, toutes prêtes à être digérées, Richard Werly n’a jamais baissé ni les armes, ni sa plume.»

Eric te connait bien puisque tu as ensuite passé quelque temps au siège du journal, après ton passage au Japon comme journaliste, puis comme chef de rubrique, mais sans cesser de partir sur le terrain. Le terrain, le terrain, encore le terrain. En 2003 et 2004, tu feras plusieurs reportages en Irak et l’on se souvient encore à la rédaction de ce gilet pare-balle acheté dans l’urgence à la Police genevoise pour 800 francs avant ton départ pour Bagdad, quelques heures après la chute de la ville. Une anecdote, une de plus, qui nous rappelle que le reportage et l’analyse des bouleversements géopolitiques se jouent sur le courage… mais aussi sur la débrouillardise. 

Jean-Jacques Roth t’a ensuite nommé à Bruxelles où tu sauras rendre vivante la mécanique des institutions européennes, car pour toi, les technocrates de la Commission sont aussi des humains qui pèsent sur le destin du continent. Mais c’est dans la crise de 2008 que tu te distingues plus particulièrement sillonnant la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Irlande… Et c’est à Athènes, lors d’une rencontre avec le philosophe Stelios Ramfos que tu auras l’idée géniale de cette collection d’ouvrages dont tu es aujourd’hui le directeur, « l’Ame des peuples ». Le philosophe te l’avait dit : «Vous ne parviendrez jamais à réformer un pays sans comprendre et connaître son peuple . Pour lui, la crise n’était pas économique, mais culturelle. Ce fut le déclic.

Et comme pour boucler la boucle avant ton départ aux Etats-Unis, tu viens de publier en tant que coauteur le 67ème ouvrage de cette collection : « Europe, rallumer les étoiles» . Avec ce credo : l’avenir sera européen ou ne sera pas. 

Mais il faut revenir maintenant sur tes six années comme correspondant en France où tu as été envoyé par Pierre Veya et où tu vas continuer de sévir jusqu’à ton départ Outre-Atlantique. Un pays, la France, considéré à haut risque dans la profession parce à la fois si proche est si différent de de la Suisse romande - et donc difficile à couvrir. Là encore tu te distingueras par ton don d’ubiquité, puisque tu seras sur place, lors des attentats de novembre 2015, quelques minutes après les premières fusillades. Ton compère Boris Mabillard et toi-même, vous réussirez à convaincre la direction du journal de publier une édition spéciale le dimanche suivant. La seule dans l’histoire du Temps à ce jour. 

J’accélère. Pendant ces années parisienne, tu seras un correspondant prolifique sur le phénomène des gilets jaunes, l’émergence de Macron que tu rencontres, par hasard, encore une fois, avant son premier meeting comme candidat à la présidence, dans le train pour Strasbourg et qui donne lieu à ce papier mémorable titré «TGV pour l’Elysée ». 

Ta plume fait merveille, mais tu n’hésites jamais à sortir de ta zone de confort. C’est un remarquable grand format multimédia sur les terres du Rassemblement national dans le Pas-de-Calais qui a fini de nous convaincre que, s’il fallait réaffirmer les fondamentaux de la profession, tu pouvais aussi être exemplaire dans la mise en œuvre de nouveaux formats de narration. C’est l’un des mérites du tandem Stéphane Benoit-Godet et Gaël Hürlimann, les actuels rédacteur en chef, de t’y avoir initié. Le dinosaure est prêt à toutes les expériences digitales qui séduiront aussi, j’en suis sûr, les plus jeunes. 

Les lecteurs du Temps vont regretter ta couverture de la France mais attendent avec impatience la suite de l’aventure. Tu manqueras aux téléspectateurs français qui t’ont vu sur les plateaux de TV où tu as été un excellent ambassadeur de la presse suisse. Tu devrais donc reprendre le 1er mai prochain, le poste du Temps aux Etats-Unis. Tu y seras comme à ton habitude excellent et le plus apte à convaincre qu’il faut défendre la mission des correspondants. S’ils sont menacés, comme tu le crains, puisse ce Prix Jean Dumur contribuer à les sauver.