Discours du Prix Jean Dumur 2020

Richard Werly

Réponse à Laudatio / Prix Jean Dumur 2020 

Que dire après les mots d'Alain, qui me touchent d'autant plus que nous sommes, outre des collègues, de vieux compagnons. Peu s'en souviennent, mais le groupe Ringier - qui vient, vous en avez beaucoup parlé aujourd'hui, de céder le Temps à la fondation Aventinus - voulait jadis conquérir le Vietnam communiste, après avoir racheté avec succès des magazines en Europe de l'est. 

Nous étions au début des années nonante. J'entamais une correspondance freelance en Asie du sud est, basé à Bangkok, pour le Journal de Genève, la RTS et plusieurs journaux français. Alain, lui, gérait depuis Hanoï, le rachat de l'hebdomadaire Vietnam Economic Times, tenu d'une main de fer par quelques universitaires du parti fondé par Ho Chi Minh. Sans surprise, les compagnons de l'Oncle Ho lui menèrent la vie dure et ils l'emportèrent. Vu que ce prix Dumur récompense en partie mes années passées à l'étranger, il me semblait amusant d'évoquer cette anecdote révélatrice, dans cet Extrème orient si lointain, des difficultés toujours susceptibles de compliquer une acquisition présumée simple. 

Merci donc Alain. Merci au Club suisse de la Presse. Merci aux amis de Jean Dumur et aux anciens lauréats dont j'admire le travail. Mais merci, surtout, au Temps, ce journal qui, depuis plus de vingt ans, m'accueille dans ses colonnes. Je l'ai dit dès l'annonce du prix, mais je voudrai encore le redire: Nous ne sommes rien, ou presque, sans les médias qui nous emploient, comme salarié ou à la pige. Je vous parle aujourd'hui de San Francisco, aux Etats Unis, parce que mes collègues ont accepté ma proposition de venir raconter, en Californie, les racines de la nouvelle vice présidente américaine Kamala Harris, qui a grandi là ou je me trouves maintenant: à Berkeley. Vous pourrez lire cela demain. En bon stakhanoviste que je suis, parait-il, je dois boucler mon papier sitot notre échange terminé. 

Alors oui, merci au Temps et à tous ceux qui m'ont fait confiance lorsqu'ils l'ont dirigé. Eric Hoesli qui, dès le fameux sommet de l'OMC à Seattle, en 1999, m'ouvrit les pages du journal avant que nous montions, avec Libération, un poste commun de correspondant au Japon. Jean Jacques Roth, qui me confia la rubrique internationale, m'envoya en Irak et en Afghanistan puis me nomma à Bruxelles pour raconter ce sujet «explosif» et «patriotique» qu'est la relation bilatérale entre la Suisse et l'Union européenne. Pierre Veya qui me confia le poste de Paris et m'incita à rester toujours vigilant sur le dessous des cartes économiques. Stéphane Benoit Godet et Gael Hurlimann qui m'ont proposé de partir aux Etats unis l'an prochain et que je tiens particulièrement à remercier et à saluer avec toute mon affection dans ces moments compliqués. 

Un grand merci aussi à tous les rédacteurs en chefs adjoints et à tous mes collègues présents et passés de la rubrique internationale du Temps, ainsi qu'à quelques voix suisses avec qui j'ai toujours plaisir à échanger comme par exemple Jacques Pilet, Alain Campiotti ou Luisa Ballin. Merci au si tenace Jean Clément Texier, représentant de Ringier en France, grâce auquel j'ai appris à connaitre le Monde, dont il est l'émissaire, puisque le bureau du Temps à Paris est par chance, hébergé dans ce grand journal français. Un mot, enfin, pour remercier un autre compagnon, Paul Erik Mondron, éditeur passionné de la collection «L'Ame des peuples» que nous avons lancé ensemble en 2012. 65 titres au compteur, dont la Suisse, écrit par André Crettenand, et bientôt le Valais, par Guy Mettan. 

Ce prix, je tiens à le dire à tous, vous doit beaucoup. 

Que dire ? Peut-être quelques évidences, car il me semble qu'elles méritent d'être répétées à l'heure où l'on entend tout et son contraire sur le journalisme et sur la soi disant nécessité de le réinventer. Ceci dans une époque dominée par les communicants trop souvent payés pour parasiter notre métier et nous priver d'un accés direct. Alain a raison, je ne les aime pas beaucoup. Quand les porte-paroles se plaisent à jouer les censeurs, l'information est toujours la victime. 

Ce métier, parlons en. Bien sûr qu'il faut le faire évoluer pour qu'il reste pertinent sur internet et sur toutes les plates formes, avec l'apport considérable des données possibles à obtenir. Bien sur que le papier n'est plus, pour la presse écrite, la référence unique même s'il faut continuer, je pense, à lui donner sa chance, puisque beaucoup de nos plus fidèles lecteurs y restent trés attachés. Ce métier, c'est pour moi d'abord une affaire de femmes et d'hommes, bien plus que de concepts ou de maquettes. Je n'ai toujours pas trouvé - en attendant les robots intelligents que les groupes de presse révent surement d'acquérir car ils seront plus simples à gérer - ce qui remplace l'intuition et le volontarisme d'un rédacteur en chef, l'esprit d'équipe et la mobilisation autour de projets, le talent d'écriture, la curiosité ou la ténacité d'un journaliste, la rage d'un enquêteur, mais aussi la grogne d'un éditeur énervé de recevoir des articles en retard ou trop longs, le choix photo d'un iconographe ou le doigté d'un maquettiste. Rien. Le métier, c'est eux. Le journalisme est, pour moi, un exercice individuel enraciné dans un effort collectif. 

Etre correspondant à l'étranger apprend par ailleurs l'humilité. Il n'y a pas, à mon sens, de mode journalistique supérieur aux autres. Etre correspondant, c'est être capable de jouer dans différents registres: le reportage, l'enquête, l'analyse, l'interview, l'éditorial, le commentaire...auxquels peuvent venir s'ajouter podcasts et vidéos. Le critère n'est évidemment pas de tout faire et de prétendre exceller en tout. Mais au moins, d'avoir le gout de cette polyvalence. Etre correspondant surtout, c'est écouter. Ecouter les gens. Ecouter les experts lorsque les sujets complexes exigent du décryptage. Ecouter les historiens que l'on oublie trop, et les écrivains qui sentent souvent bien mieux les convulsions du monde. 

Ecrire surtout pour le public plutôt que pour nous mêmes. Nourrir le débat en évitant de le trancher, sauf bien sûr dans les pages Opinion, dont la vitalité contradictoire est indispensable. 

C'est enfin se laisser surprendre et guider par les faits. Pardonnez moi cette absolue banalité mais il suffit parfois de s'asseoir, d'attendre, de parler, de regarder au bon endroit, de laisser aussi parler la chance, notre compagne indispensable, pour saisir la vérité du moment. 

Vous comprendrez dès lors ma méfiance envers le journalisme tout écran que le coronavirus nous impose malheureusement. La preuve, nous sommes tous aujourd'hui...devant nos ordinateurs et j'enrage de ne pas partager ensuite une verrée avec vous. Les amis de Jean Dumur ont mentionné, pour l'attribution du prix, mes reportages aux frontières francaises lors du premier confinement. Aller à ce moment là où la grande majorité de la population ne pouvait plus aller me paraissait juste obligatoire. Je l'avoue: je redoute le journalisme sur écran, formaté, calibré, où l'on ne voit que ce que l'on désire voir parce que la webcam n'est pas panoramique, où que votre interlocuteur se méfie parce qu'il redoute d'être enregistré. Un journalisme où les données compilées remplacent les faits, les paroles et les gestes. 

Oui, la vérité du terrain existe. Elle n'est pas la seule vérité. Mais on ne doit jamais l'oublier, surtout dans les moments de crise ou, souvent, les choses ne se passent pas comme on le croit à distance. J'ai bien conscience en disant cela, Alain s'en est moqué, d'être un«dinosaure». Ce qui devrait rassurer tous ceux qui ne pensent pas comme moi, puisque les dinosaures sont voués à disparaitre ! 

J'en terminerai, puisque nous sommes au Club Suisse de la Presse, par un mot sur Le Temps. Un défi comme le notre, à coté des journaux régionaux solidement établis, d'une radio-télévision publique de qualité et d'acteurs numériques audacieux, ne peut être remporté que si nous sommes tous fiers de ce journal, de ce qu'il a fait depuis 1998 et de ce qu'il représente aujourd'hui. Fiers et résolus à le défendre ensemble. Le clin d'oeil américain était presque obligé, puisque je vous parle depuis les Etats Unis et que Barack Obama vient de publier ses mémoires. Mais ce clin d'oeil vaut aussi sur les bords du lac. Ma conclusion tiendra en trois mots: «Together, we can !»