Laudatio du Prix Jean Dumur 2023

Fati Mansour

Chère Fati Mansour, chère consœur,

Il y a presque quelque chose d’intimidant de s’adresser à toi dans ces circonstances. Je me retrouve en fait un peu dans la peau du fan qui rencontre son idole pour la première fois. Nous ne nous connaissons pas vraiment, nous nous sommes croisés de loin dans les rédactions de la Suisse et du Temps. Pour être tout à fait transparent, nous n’avons même pas bu le moindre café ensemble.

Et pourtant, comme des dizaines de milliers, des centaines de milliers voire des millions de lectrices et de lecteurs – depuis le temps que tu écris - j’ai l’impression de bien te connaître. Parce que lire du Fati Mansour, c’est apprendre à te connaître, à reconnaître un style. Tu laisses cette empreinte, ce regard sur tout ce que tu touches. Du compte-rendu des pires faits divers aux plus fines des analyses du système judiciaire, ta marque de fabrique saute aux yeux dès le titre de tes papiers.

Ton style limpide, avec ce petit quelque chose de décalé, d’ironique, on y prend vite goût. Personnellement, je me garde le Fati Mansour du jour pour le dessert, c’est un peu le petit chocolat sur le bord de la tasse de café. Mais surtout, après t’avoir lue, il y a cette sensation agréable, gratifiante d’avoir tout bien compris, d’assimiler une matière souvent complexe, où, tu le sais mieux que nous tous, le diable est très souvent dans les détails. Ton écriture et ta connaissance approfondie de cette matière que tu traites depuis maintenant trente-cinq ans, sont un véritable enrichissement. Et même parfois un moment d’enchantement, comme quand tu dézingues tout en retenue les juges de l’affaire Ramadan, peu respectueux de la plaignante – disais-tu dans cet éditorial du 18 mai dernier – je te cite parlant de la plaignante: « Elle n’avait pas à se faire crier dessus – pour rien – par des magistrats agités et traversés par un excès d’autorité ».

Tout est dit en une phrase avec deux adjectifs bien pesés. C’est sobre, ça claque, c’est direct, c’est du Fati Mansour. Voilà donc pour « la clarté et l’élégance de l’expression », une des cinq valeurs sur lesquelles reposent ce Prix Jean Dumur que nous avons l’honneur et le privilège de t’attribuer cette année.

Reste à savoir comment tu as fini de convaincre notre jury que tu coches toutes les autres cases des valeurs chères à l’inspirateur de ce prix : le courage, la recherche têtue de la vérité, la droiture et une indépendance farouche.

Pour résumer nos délibérations, disons que la régularité, la densité, la rectitude de ton parcours parlent en ta faveur. Qui parmi nous peut se targuer de n’avoir pas dévié de sa trajectoire de départ dans le métier, d’être resté intéressé et intéressant face à une matière bien particulière ? La chronique judiciaire : tu es tombée dedans quand tu étais stagiaire-pigiste au Courrier en 1988. Et aujourd’hui, toujours et encore, tu tiens le rang comme chroniqueuse judiciaire au Temps.

Ton talent et ta crédibilité ne sont sans doute pas pour rien dans le maintien d’un tel poste. Il aurait pu passer pour un luxe et donc à la trappe au gré des programmes d’économies que nous connaissons toutes et tous et qui n’a évidemment pas épargné Le Temps, depuis le quart de siècle que tu y pousses la pierre de la judicaire en Sisyphe heureuse.

Je dis heureuse, car d’autres à ta place aurais pu se lasser, se décourager face à l’aridité, la complexité et le côté parfois répétitif des longues journées d’audiences au tribunal. Mais toi, tu en redemandes : « J’ai encore tant de sujets que j’aimerais traiter, je n’aurai jamais fini », me disais-tu en préparant cette cérémonie. C’est sans doute ton secret : tu proposes des sujets, des angles comme on aime dire dans la profession, qui vont bien au-delà du compte-rendu de tribunal. Tu sors aussi régulièrement des informations originales, tu fais plus qu’assurer le nécessaire publicité dans laquelle la justice doit être rendue

Ta panoplie recouvre toute la chaîne judicaire et sécuritaire. Et ton approche n’est pas froidement analytique. Du travail du simple flic au sort du pire des taulards, tu as de l’intérêt pour l’humain derrière toute cette mécanique que nos sociétés mettent en place pour faire appliquer les lois, punir et si possible réinsérer. Tu es devenue une forme d’orfèvre de la judiciaire, une athlète complète dans ton domaine.

Tu mérites donc pleinement la médaille Dumur. Précisons pour finir, que, selon des sources concordantes, le côté « têtu » de ta recherche de la vérité et ton indépendance « farouchement » revendiquée ne sont pas une légende. Il semblerait même que notre lauréate peut se révéler dure, rugueuse en affaires, voire grognonne et faisant montre d’un caractère, disons, bien trempé. Alors, vive ta plume et ta forte tête !

 

Ludovic Rocchi, 24 novembre 2023