Discours du Prix Jean Dumur 2019

Anne-Frédérique Widmann

Discours de Anne-Frédérique Widmann, lauréate

Merci Anna, j’ai toujours admiré ta plume et ton texte est un véritable cadeau. Je suis très émue de vous voir tous réunis ici autour de la défense des valeurs essentielles du journalisme: la quête de la vérité, l’indépendance, le courage.

Que les amis du Prix Dumur associent mon travail à ces qualificatifs est un immense honneur, une très belle reconnaissance et je leur en remercie.

Une carrière cela ne se construit pas seul, et j’aimerais également remercier ceux qui m’ont soutenue et accompagnée.

- Mon mari Patrick, avec qui j’ai partagé à 50-50% l’éducation de nos enfants, les tâches ménagères, les urgences sanitaires. Tout homme qui souhaiterait contribuer à la promotion des femmes devrait commencer par imiter Chappatte.

- Mes fils, Tristan, Simon, Sami, qui ont supporté de voir votre partir leur mère en Colombie, en Lybie parfois au moment même où leur père se rendait à Gaza. Fils, vous irez loin dans la vie.

- Il y a aussi les réalisateurs talentueux avec qui j’ai travaillé. Marie-Laure Baggiolini, ma partenaire en aventures journalistiques, avec qui je me suis rendue plusieurs fois en Libye et sur la piste des damnés de Daesh. Jean-Bernard Menoud qui a su mettre en image mes enquêtes, Xavier Nicol qui m’a accompagnée sur la route des migrants du Niger à la Sicile, une route qui n’était pas pavée de roses.

- Le département de l’Actualité qui a accueilli la rubrique enquête que j’ai animée pendant 4 ans, la dynamique équipe de Mise au Point et celle de Temps Présent

- Et enfin, il y a Free Men, ce documentaire que j’ai réalisé en indépendante et qui est sorti en salle cette année. J’ai pu le réaliser grâce au soutien d’Irène Challand et de Luc Peter, qu’ils en soient ici remerciés.

Dans cette salle, il y a nombre de grands noms du journalisme romand qui m’ont inspirée. Pour ne pas trop allonger, je ne vais citer que quelques noms et j’espère que les autres me pardonneront.

Pierre Veya, l’incorruptible, mon premier chef de rubrique, un exemple d’exigence. 

Eric Hoesli, une référence, grâce à qui je suis devenue correspondante aux USA.

Eric Burnand, qui m’a ouvert les portes de la télévision et de la co-production de Temps Présent avec Steven Artels et Jean-Philippe Ceppi

Claude Torracinta, une source d’inspiration constante, un modèle car il n’a jamais cédé à la pression et dérogé à la défense du journalisme.

J’ai une foi inébranlable dans le journalisme d’enquête et de terrain – entre parenthèse: quand j’ai expliqué cela l’autre jour à un collègue qui m’interviewait, il m’a demandé si ce journalisme n’était pas un journalisme à l’ancienne. Je vous avoue que ça m’a fait un peu peur. Que serait au juste le journalisme moderne ?

Pour moi, le journalisme demeure ce 4e pouvoir, qui doit contrebalancer les 3 autres et dont toute démocratie a besoin pour fonctionner. Un pouvoir accompagné de responsabilités.

L’objectif ultime du journalisme, c’est de changer le monde, de le rendre meilleur.

Et il le peut.

 

Au début des années 70, alors que nous habitions Boston et portions des pantalons pattes d’éléphant, mes parents nous emmenaient manifester contre la guerre du Vietnam, pour les droits civiques des Noirs américains et pour la destitution du président Nixon. Quelques articles du New York Times et du Washington Post plus tard, la guerre prenait fin, Nixon rentrait chez lui et les Noirs américains redressaient la tête. Pour moi c’était clair: le journalisme était non seulement indispensable mais il avait aussi des supers pouvoirs.

Ma vocation date de ce moment.

Aujourd’hui, après 30 ans de métier, quand je me retourne, je vois des choses magnifiques mais aussi, hélas, des cadavres.

Mon premier employeur, le journal La Suisse, un quotidien sans prétention mais sincèrement aimé de ses lecteurs. Vous souvenez-vous de la saveur de cet amour ?

L’Hebdo, la temple de l’enquête, ses impressionnantes joutes politiques et intellectuelles lors de la séance, très formatrice, du mercredi. J’y entrais le cœur battant.

De même que mon troisième journal, le Nouveau Quotidien.

En chemin, des dizaines d’amis, de collègues estimés, ont perdu leur travail.

Combien de victimes à venir, sur cette route du journalisme?

Aujourd’hui, la RTS annonce son 3 ou 4e plan d’économies de suite. Il y a un mois, des collègues ont été informé que leur statut d’indépendant scellait leur sort: ils risquent de ne pas avoir de travail l’an prochain. Certains d’entre eux ont reçu le Prix Dumur. 

La révolution numérique secoue les fondations de notre métier.

La révolution populiste veut le mettre à bas.

Le journalisme est décrédibilisé et attaqué par ceux qui veulent le faire taire.

Souvent, il est désigné coupable par des politiciens en mal de succès électoraux ou incapables d’assumer le poids de leurs erreurs…

Je ne suis pas une nostalgique. Pour moi, les nouvelles technologies et les réseaux sociaux peuvent grandement servir notre métier. Mais ces mêmes réseaux sociaux m’agacent lorsqu’ils prétendent informer comme nous sans devoir respecter aucune règle déontologique, ni règle tout court.

Pas facile de trouver des réponses pour affronter ces défis. Mais certains des remèdes adoptées m’inquiètent car ils sabrent, à mon sens, le socle même du métier : les journalistes eux-mêmes.

Engager des jeunes à des salaires toujours plus bas et faire stagner, depuis 10 ans, ceux de journalistes confirmés, est-ce un bon signal? Un bon investissement ?

Devenir frileux, hésiter à prendre des risques éditoriaux par crainte des réactions des décideurs et des auditeurs, n’est-ce pas la négation du sens même de notre métier ?

Et maintenant la question qui fait mal : qui dans l’assistance conseillerait aujourd’hui à ses enfants d’embrasser la carrière journalistique ?

Par ce Prix Dumur, on salue le journalisme d’investigation, et on lui fait honneur.

Ce Prix doit aussi être un appel.

Un appel aux éditeurs et aux directeurs, à promouvoir le travail d’enquête dans leur propre média. Et surtout à le défendre lorsqu’il se frotte aux puissants, ou à la foule des quérulents sur les réseaux sociaux.

Claude Torracinta, dans le message de félicitations qu’il m’a adressé, écrit : «Il faut souhaiter que la remise de ce prix incite à mettre à disposition des journalistes davantage de moyens d’enquêter. »

Message transmis.

Lorsque les temps sont troublés, il ne faut céder ni sur les valeurs de notre métier, ni sur ses règles déontologiques.

Restaurer notre réputation, attirer des jeunes ambitieux et talentueux, mettre les nouvelles technologies à notre service, et non le contraire, tels sont nos défis.

La bonne nouvelle c’est que nous pouvons y arriver.

Merci